«Sauve et protège» est un film déroutant, qui laisse perplexe.
Sokourov a réalisé là une transposition caucasienne très étrange du plus
célèbre des romans de Flaubert, «Madame Bovary». Très étrange par son rythme
insaisissable, très étrange par les différents décalages (de l’image, du son)
que Sokourov introduit volontairement dans son film, très étrange par le jeu
halluciné de l’actrice principale… Cette étrangeté est à la fois la qualité
du film, car elle fait toujours sens du point de vue de la mise en scène et est
presque systématiquement l’occasion de véritables trouvailles
cinématographiques et visuelles, et à la fois son défaut, car il faut bien
avouer que l’on a parfois du mal à ne pas succomber à un certain ennui. Le film
est théoriquement très bon, regorge d’idées de mise scène, est parfois
visuellement subjuguant, mais reste pourtant un film raté pour un maître tel
que Sokourov, comme s’il y manquait le ciment qui aurait permis d’assurer la
cohésion de l’ensemble et de véritablement porter un film qui ne cesse de se
dérober. Mais il faut cela dit souligner la vision toute personnelle et très
singulière que Sokourov nous offre de Emma Bovary, parvenant à dresser le
portrait poétique d’un personnage féminin totalement décalé, qui n’est jamais
en phase avec le monde qui l’entoure, et qui ne parviendra jamais à trouver le
sens de sa vie et de rencontrer son destin. Ce décalage de Emma est dès le
début manifeste par l’usage qu’elle est la seule à faire de la langue française.
Ce jeu sur la langue permet à la fois d’isoler et de différencier le
personnage. Plus le film avance, et plus Emma s’exprime en français, creusant
ainsi un peu plus le fossé qui la sépare du monde. Son jeu imprévisible (elle
peut murmurer et hurler dans la même phrase, ce qui peut parfois agacer le
spectateur qui devra par moment tendre sérieusement l’oreille) révèle le
trouble psychologique profond dont elle souffre, un mélange d’hystérie et de
syndrome de personnalités multiples. Ces multiples personnalités qui cohabitent
en elle seront la source d’une des plus belles idées du film : le mari
d’Emma offrira un enterrement distinct à chacune de ces personnalités qu’il
inhumera séparément, par l’emboîtement de 3 cercueils fabriqués avec des
matériaux différents. Comme il en a fait preuve avec encore plus de talent dans
d’autres films, Sokourov continue ici de travailler la matière de l’image
cinématographique proposant quelques plans remarquables en jouant notamment des
anamorphoses ou des dissonances de perspectives. «Sauve et protège» n’est pas
l’un des plus grands films de Sokourov, mais reste une expérience
cinématographique à laquelle on pardonne aisément son caractère disharmonieux
et ses petits défauts, car ceux-ci sont en parfaite cohérence avec la vision que
l’auteur a du personnage inventé par Flaubert, et qu’il cherche à nous
transmettre. Pour dresser le portrait poétique d’une Emma Bovary en décalage
avec le monde, fascinante et repoussante dans le même mouvement, Sokourov ne
pouvait faire, s’il voulait rester fidèle à sa vision, qu’un film décalé,
séduisant et repoussant en même temps.
[2/4]
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