Avec «Val Abraham», Manoel de
Oliveira propose une adaptation magistrale de «Madame Bovary», transposée dans
le Portugal contemporain. Il s’agit, à ma connaissance, du plus grand film
inspiré du roman de Flaubert qui n’ait jamais été tourné. Le cinéaste réalise l’exploit
de filmer un drame sur l’impossible amour romantique sans la moindre once de
pathos, de débordements sentimentalistes, d’effusions émotionnelles ; une
dédramatisation que le cinéaste parvient par ailleurs à mettre à profit sans
froideur ni rigidité. Il trouve ici, dans la modestie et la sincérité de son
approche, un équilibre absolument remarquable. Par l’humilité de son regard, Oliveira réussit à traduire toute la complexité des êtres avec
bien plus d’acuité que s’il avait porté sur eux un jugement, aussi persévérant
soit-il. De même, il parvient à filmer avec une grande pudeur le désir sexuel,
sans jamais montrer à l’image un geste ou une attitude explicites. Il se dégage
de l’ensemble une apaisante douceur, une grâce remarquable, caractéristiques du
regard tendre et bienveillant que Oliveira porte sur les personnages qu’il
filme (il adoucit considérablement les personnalités des protagonistes du roman
de Flaubert). Cette infinie délicatesse trouve son apogée dans la grande épure
et la grande simplicité avec lesquelles il filme la mort de son héroïne. Cette
mort est d’abord préparée bien en amont, à la fois par notre connaissance
préalable du roman de Flaubert, par les deux mises en garde que Ema a reçu dans
le film sur l’instabilité des planches pourries du ponton, et par ce superbe
mouvement d’appareil, le seul du film, au milieu des orangers, et qui nous
montre que déjà, Ema n’a plus les pieds sur ce monde. Le film est par ailleurs
bercé par les 5 clairs de lune de Beethoven, Debussy, Fauré, Schuman, et
Chopin, qui apportent un certain élan lyrique au film. Manoel de Oliveira se
révèle ici comme un très grand metteur en scène. Dans les cadrages, dans
l’utilisation habile de la voix off et sa synchronisation ou désynchronisation
par rapport à l’image, dans l’utilisation pertinente du champ/contre champ, dans
le découpage du film en blocs temporels qui se ramifient tous à une vision
poétique d’ensemble, Oliveira fait preuve d’un talent très aigu du sens de la
mise en scène. Cette mise en scène très riche est au service d’un vaste propos,
aux ramifications multiples, qui dépasse largement la trame narrative du roman
de Flaubert. Derrière la légèreté apparente du film, qui n’est qu’une façade,
une vitrine accueillante et apaisante, se révèle progressivement, et longtemps
encore après la projection, une formidable richesse thématique. Au-delà d’une
grande justesse et d’une grande finesse dans la peinture de la vérité des
personnages (le film est fidèle en cela aussi à la vision de Flaubert), «Val
Abraham» est un film qui soulève des questions aussi essentielles et multiples
que le rapport entre la sexualité et la religion, la confrontation du
romantisme face à la libéralisation sexuelle, l’importance de la tradition et
son rôle dans la modernité, la libéralisation économique et culturelle d’une
nation et d’un peuple et ses répercutions sur les métamorphoses du travail
(c’est un film politique)… Oliveira porte un regard très pertinent, dans sa
particularité à pousser à l’interrogation et à la réflexion, sur la notion de
progrès, qui, pour le plus grand malheur du monde, n’est plus questionnée… «Val
Abraham» est non seulement le meilleur «Madame Bovary» du cinéma, mais c’est
aussi, tout simplement, un immense chef d’œuvre.
[4/4]
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