vendredi 27 avril 2012

« Val Abraham » (Vale Abraão) de Manoel de Oliveira (1993)


Avec «Val Abraham», Manoel de Oliveira propose une adaptation magistrale de «Madame Bovary», transposée dans le Portugal contemporain. Il s’agit, à ma connaissance, du plus grand film inspiré du roman de Flaubert qui n’ait jamais été tourné. Le cinéaste réalise l’exploit de filmer un drame sur l’impossible amour romantique sans la moindre once de pathos, de débordements sentimentalistes, d’effusions émotionnelles ; une dédramatisation que le cinéaste parvient par ailleurs à mettre à profit sans froideur ni rigidité. Il trouve ici, dans la modestie et la sincérité de son approche, un équilibre absolument remarquable. Par l’humilité de son regard, Oliveira réussit à traduire toute la complexité des êtres avec bien plus d’acuité que s’il avait porté sur eux un jugement, aussi persévérant soit-il. De même, il parvient à filmer avec une grande pudeur le désir sexuel, sans jamais montrer à l’image un geste ou une attitude explicites. Il se dégage de l’ensemble une apaisante douceur, une grâce remarquable, caractéristiques du regard tendre et bienveillant que Oliveira porte sur les personnages qu’il filme (il adoucit considérablement les personnalités des protagonistes du roman de Flaubert). Cette infinie délicatesse trouve son apogée dans la grande épure et la grande simplicité avec lesquelles il filme la mort de son héroïne. Cette mort est d’abord préparée bien en amont, à la fois par notre connaissance préalable du roman de Flaubert, par les deux mises en garde que Ema a reçu dans le film sur l’instabilité des planches pourries du ponton, et par ce superbe mouvement d’appareil, le seul du film, au milieu des orangers, et qui nous montre que déjà, Ema n’a plus les pieds sur ce monde. Le film est par ailleurs bercé par les 5 clairs de lune de Beethoven, Debussy, Fauré, Schuman, et Chopin, qui apportent un certain élan lyrique au film. Manoel de Oliveira se révèle ici comme un très grand metteur en scène. Dans les cadrages, dans l’utilisation habile de la voix off et sa synchronisation ou désynchronisation par rapport à l’image, dans l’utilisation pertinente du champ/contre champ, dans le découpage du film en blocs temporels qui se ramifient tous à une vision poétique d’ensemble, Oliveira fait preuve d’un talent très aigu du sens de la mise en scène. Cette mise en scène très riche est au service d’un vaste propos, aux ramifications multiples, qui dépasse largement la trame narrative du roman de Flaubert. Derrière la légèreté apparente du film, qui n’est qu’une façade, une vitrine accueillante et apaisante, se révèle progressivement, et longtemps encore après la projection, une formidable richesse thématique. Au-delà d’une grande justesse et d’une grande finesse dans la peinture de la vérité des personnages (le film est fidèle en cela aussi à la vision de Flaubert), «Val Abraham» est un film qui soulève des questions aussi essentielles et multiples que le rapport entre la sexualité et la religion, la confrontation du romantisme face à la libéralisation sexuelle, l’importance de la tradition et son rôle dans la modernité, la libéralisation économique et culturelle d’une nation et d’un peuple et ses répercutions sur les métamorphoses du travail (c’est un film politique)… Oliveira porte un regard très pertinent, dans sa particularité à pousser à l’interrogation et à la réflexion, sur la notion de progrès, qui, pour le plus grand malheur du monde, n’est plus questionnée… «Val Abraham» est non seulement le meilleur «Madame Bovary» du cinéma, mais c’est aussi, tout simplement, un immense chef d’œuvre.
            
[4/4]     

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