jeudi 5 janvier 2012

« La frontière de l’aube » de Philippe Garrel (2008)

Philippe Garrel est de ces cinéastes qui font toujours le même film, fouillant les mêmes obsessions, brodant encore et encore autour des mêmes motifs. Le cinéaste puise grandement dans sa vie personnelle les thématiques de ses films, avec parfois un certain manque de pudeur et de recul : suicide, manque amoureux, rupture sentimentale, dérive alcoolique, désillusions politiques, espérance quasi mystique en une révolution vue comme la solution aux souffrances des hommes… Cette démarche a le grand mérite de révéler une œuvre éminemment personnelle, ce que Tarkovski considérait comme le principe de base du métier de cinéaste (ne pas séparer sa vie personnelle de son œuvre). Mais lorsque les obsessions du cinéaste participent d’un univers qui nous laisse de marbre, comme c’est mon cas avec le cinéma de Garrel, il devient difficile de trouver un intérêt renouvelé à la vision de ses films... C’est dès lors l’aspect formel de l’œuvre qui devient prépondérant dans la perception qu’on en a. Et à ce niveau, «La frontière de l’aube» constitue certainement l’un des tous meilleurs films du cinéaste. Le film est une tragédie romantique, extrêmement classique dans son principe, le combat entre un amour fou, une passion dévorante, et le confort d’une vie réglée, avec femme, enfant, maison, bref, le bonheur bourgeois. Les amants passionnés seront séparés par le suicide de la jeune femme et tandis que l’homme reconstruira une vie sentimentale plus conformiste et confortable, le fantôme de cette amante défunte viendra le hanter et le tourmenter jusqu’à la mort. Inspiré d’un récit de Théophile Gauthier, le film rappelle certains classiques du cinéma romantique, dans lesquels des amants séparés se retrouvent en rêve ou dans la mort (je pense notamment à «Peter Ibbetson»). Taillé dans un magnifique noir et blanc (la photographie du film est remarquable), «La frontière de l’aube» opère ainsi un glissement dans le registre fantastique, glissement qui élève le film au-dessus de l’approche réaliste habituelle du cinéaste (si l’on excepte ses films expérimentaux). Le film baigne ainsi dans une atmosphère assez étrange, onirique, faite d’anachronismes volontaires (les électrochocs), de scènes de rêves tournées comme des scènes réalistes, et de figures stylistiques au charme suranné : fermetures à l’iris, apparitions fantomatiques dans le miroir. On y voit clairement un hommage de Garrel au cinéma fantastique muet (Murnau, Dreyer, Epstein). Le découpage particulier du film, basé sur de grandes ellipses temporelles, si il participe également de l’atmosphère irréaliste du film, rend malheureusement assez incompréhensibles et invraisemblables certains sentiments ou certaines scènes qui apparaissent alors terriblement exagérés. Le jeu pas toujours très convaincant des comédiens renforce parfois cette impression d’hystérie injustifiée, mais Garrel parvient à nous faire oublier cette faiblesse par sa façon remarquable de filmer ses personnages, et notamment Laura Smet, magnifiée par les gros plans d’une caméra presque amoureuse. On regrettera également quelques dialogues vraiment creux, caractéristiques de la grande naïveté, non pas attachante, mais plutôt agaçante, du cinéaste. Malgré cela, «La frontière de l’aube», dont la beauté n’est cependant pas à la hauteur de celle de son titre, reste certainement l’un des meilleurs films de Garrel.

[2/4]

mardi 3 janvier 2012

« Le vent de la nuit » de Philippe Garrel (1999)

Une quinquagénaire suicidaire, mariée à un homme pour lequel elle n’éprouve visiblement plus grand chose, tente de combler son ennui existentiel abyssal et son manque cruel d’amour et d’affection en se laissant embarquer dans une relation charnelle sans lendemain avec un jeune étudiant en art. Celui-ci, de son côté, cherche un sens à donner à sa vie, tente de se sentir vivant dans ce type d’aventure sexuelle, et essaie vainement de décoller de sa triste réalité en s’adonnant aux drogues, sans y trouver le plaisir recherché. Au cours d’un déplacement en Italie, il rencontre un architecte torturé, ex soixante-huitard ravagé par les désillusions (amoureuses et politiques), dont la femme s’est tuée et qui cherche à se donner la mort… Chez Garrel, c’est bien connu, on ne rigole pas beaucoup. Mais avec «Le vent de la nuit», on atteint de tels sommets dans le caractère dépressif de son cinéma qu’on en viendrait presque à s’inquiéter pour la vie du cinéaste, un survivant dans une génération de suicidés. On retrouve ici les thématiques habituelles de Garrel : la rupture sentimentale, la drogue, la jeunesse perdue, la fin des utopies politiques, la nostalgie d’une révolution manquée… Mais la froideur de la mise en scène (que ne parviendra pas à réchauffer cette Porsche rouge un peu trop grossièrement symbolique) et l’aridité du propos recouvrent le tout d’un impénétrable voile de désespoir. On peine à s’intéresser à ces personnages caricaturaux, déjà morts, et on n’éprouve que peu d’empathie à l’égard de leur souffrance. Toute cette neurasthénie, qui traduit principalement un refus de vieillir, peut paraître au final bien futile, d’autant que Garrel assomme son film sous une gravité et un sérieux trop solennels pour générer une quelconque émotion. Alors certes, émerge de cette résignation totale et sans issue, de cette usure des personnages, une certaine impression neo-romantique, une mélancolie de la nostalgie et du désespoir qui peut ne pas laisser totalement indifférent. Mais ce sentiment est purement mortifère, ne débouche sur rien, ne dit rien, reste l’affaire personnelle de personnages qui ne me concernent pas. Là où Eustache balayait la question du suicide par une pirouette dans «La maman et la putain» (c’est trop sérieux pour qu’on en parle), Garrel ose s’y confronter et met en image son désespoir. Mais il se complaît peut-être un peu trop dans sa souffrance... On peut souhaiter que «Le vent de la nuit» ait eu une vertu thérapeutique pour son auteur mais en tant que spectateur, on reste grandement extérieur à ce malaise. A force de nous marteler que la vie est triste et ne vaut peut-être pas la peine d’être vécue, on finit par se dire que ce film ne vaut peut-être pas la peine d’être vu.

[1/4]

« La maman et la putain » de Jean Eustache (1973)

«La maman et la putain», réalisé par Jean Eustache en 1973, est considéré comme la dernière œuvre de cinéma de la Nouvelle Vague. Le film relate les déboires amoureux d’un ménage qui se veut "libre", constitué de trois jeunes adultes (un homme et deux femmes) dans le Paris d’après mai 68. En relatant ainsi les mœurs affectives et sexuelles de l’époque, le film capte parfaitement l’air de ce temps et constitue un véritable témoignage sur la société française du début des années 70. Formellement, «La maman et la putain» est construit comme une succession de scènes dialoguées et de monologues très écrits (donnant l’impression d’être récités), filmés en de longs plans fixes dans un nombre limité de lieux (trois appartements, la terrasse d’un café). La simplicité de la mise en scène, toute dévolue au texte, donne l’impression d’une grande théâtralité, ce que renforce l’absence de musique autre que diégétique. Il se dégage pourtant de ce film en apparence austère, de ces dialogues parfois très abruptes, sans finesse, portés par une liberté de ton totale (qui n’est pas sans vulgarité), une extrême sensibilité, qui confine réellement à la poésie. L’approche d’Eustache dans ce film est remarquable. En feignant d’adopter le point de vue idéologique de l’époque, ce libéralisme total des mœurs, le cinéaste peut en effet, de l’intérieur, en illustrer les impasses et les immenses souffrances générées. Car c’est bien une critique virulente de l’idéologie culturelle soixante-huitarde que fait ici Eustache, se mettant en faux avec toute une partie de la gauche cinématographique de l’époque (qui jugera d’ailleurs le film comme réactionnaire). En condamnant ici la philosophie de l’hédonisme jouisseur, le cinéaste avait compris dès le départ le caractère faussement libérateur du "jouir sans entrave" de 68. Il est en cela l’un des rares cinéastes de l’époque dont la critique est cohérente: en effet, là où la plupart d’entre eux s’attaquait à la société de consommation et à la montée de l’économie libérale tout en bafouant tout ordre moral, Eustache avait parfaitement compris l’unité économique et culturelle du projet libéral. La libéralisation totale des mœurs (qui est le crédo d’une certaine gauche politique) ne fait en réalité que compléter et accompagner la libéralisation totale de l’économie (qui est le crédo de la droite). D’où cette illusion du choix démocratique et la continuité totale de la politique menée dans le cadre de ce parti de l’alternance unique… La libéralisation culturelle s’attaque aux derniers espaces de gratuité et aux derniers repères affectifs des hommes, à savoir le couple et la famille. La libéralisation sexuelle transforme l’acte amoureux en acte de consommation. Même l’amitié ne devient qu’un simple palliatif à la solitude de ces âmes perdues. Les personnages de «La maman et la putain» sont des personnages oisifs, d’une oisiveté qui confine à la lassitude, au malaise et finalement, à la dépression. Ils sont nostalgiques d’une époque révolue où l’amour et la relation à l’autre avaient encore un sens (d’où leur fascination pour les chansons anciennes de Piaf ou de Fréhel). Le film peut donc être vu comme réactionnaire en cela qu’il prône implicitement un retour à une ligne traditionnelle et à un certain ordre moral (le film s’achève d’ailleurs sur une demande en mariage). Mais en matière d’amour, il est difficile de contredire Eustache qui montre très clairement l’immense tristesse que constitue la liberté sexuelle qui ne peut être possible que sans amour, car dès lors qu’il y a de l’amour, ce sentiment profondément humain qu’est la jalousie vient balayer toutes les idéologies du libertinage. Eustache a ici la grande intelligence de ne rien dire explicitement mais de tout suggérer par la souffrance de ses personnages, soulignant, se faisant, le caractère pitoyable de leurs mœurs affectives (dont on n’est pas encore vraiment revenus). Il faut également noter la grande qualité du texte, extrêmement percutant et incisif. Certains monologues, débités par les personnages face caméra, se révèlent ainsi très intenses. Le tout dernier, devenu culte, est à ce titre tout à fait remarquable et illustre bien la démarche du cinéaste sur ce film. En filigrane de la vulgarité apparente de ce monologue final (il faudrait compter combien de fois le mot «baiser» est prononcé), derrière le langage et les codes culturels d’une époque montrée comme décadente, se dessine une magnifique ode à l’amour véritable.

[4/4]

vendredi 30 décembre 2011

« Lifeline » de Victor Erice (2002)

«Lifeline» fait partie du projet de producteur «Ten minutes older», composé d’une série de courts métrages de 10 minutes sur le thème du temps et à laquelle ont participé des cinéastes comme Jarmush, Wenders, Herzog, Kaurismäki… C’est peu dire que le morceau de Victor Erice survole très largement ce film collectif ! Le cinéaste nous fait la peinture, dans un superbe noir et blanc, de la routine d’une journée d’été dans une ferme espagnole. Une jeune mère dort sur un fauteuil à côté du berceau de son nourrisson, deux hommes fauchent les foins, une cuisinière prépare un gâteau, un vieil homme fait la sieste, un autre joue aux cartes, deux enfants jouent dans une voiture, un autre joue dans une étable en dessinant une montre sur son poignet (montre que le cinéaste rend un peu plus réelle par le tic-tac continu d’une horloge qui berce tout le film)… C’est une atmosphère extrêmement paisible et sereine qui se dégage de cet enchaînement de plans magnifiques de la vie ordinaire de cette famille, sérénité soulignée par les bruits harmonieux de la nature et par la douceur de la lumière estivale. On retrouve dans ces quelques minutes de cinéma les thématiques chères à Erice : la vie rurale, le travail de la terre (la paysannerie), l’imagination de l’enfance, les détails historiques (photos de famille à Cuba, coupures de presse), et la contamination de la vie individuelle par le contexte historique. Car nous sommes en juin 1940 et la menace fasciste gronde. Pour illustrer cette peur, le cinéaste créé une tension dramatique forte : une tâche de sang qui se répand lentement sur le drap recouvrant le nouveau né dans son berceau. La tranquillité de cette belle journée de juin est donc menacée par cette tâche de sang, le drame est proche. Le parallèle avec le fascisme sera mis en image lors du dernier plan, dans lequel une tâche d’eau se répand sur la page d’un journal montrant des soldats posant devant le drapeau nazi. «Lifeline» est un petit poème cinématographique sur le temps, sur l’écoulement de la vie, qui contient bien plus d’idées de cinéma que nombre de longs métrages. Espérons que la réalisation de ce court métrage aura donné l’envie au cinéaste de retourner encore une fois derrière la caméra.

[3/4]

mercredi 21 décembre 2011

« Le Sud » (El Sur) de Victor Erice (1982)

«Le Sud», second film du cinéaste espagnol Victor Erice, raconte l’histoire de la fascination d’une fillette pour son père, un père peu présent, au comportement mystérieux et au passé vraisemblablement douloureux, qui a laissé dans le sud une femme dont il demeure éternellement amoureux. Le premier niveau de lecture du film est donc celui de cette enquête menée par la jeune enfant pour reconstituer le passé de son père dans un sud que nous ne verrons jamais. Mais Erice mélange différentes strates narratives et temporelles qui, sans jamais complexifier l’intrigue, permettent d’enrichir considérablement le portrait psychologique des personnages. Celui du père est à cet égard totalement fascinant. On retrouve dans ce film une structure familiale proche de celle que le cinéaste nous présentait dans «L’esprit de la ruche», avec des parents absents, presque fantomatiques, comme vidés et humiliés par les années du franquisme. Mais le contexte social de cette famille et le passé des personnages ne sont jamais explicités, restent hors champ, et transparaissent simplement dans la mise en scène absolument remarquable du cinéaste. Erice s’impose ici comme un maître dans l’art de l’évocation poétique, prolongeant la bouleversante retranscription du monde de l’enfance qui faisait déjà de «L’esprit de la ruche» une pièce maîtresse. Esthétiquement, le film est sublime, baigné d’une douce lumière qui semble mener un combat permanent contre l’obscurité. Le film est ainsi ponctué de plusieurs plans magnifiques (dont le tout premier) dans lesquels la lumière, par l’ouverture d’une fenêtre sur le bord du cadre, envahit progressivement l’espace de la pièce, avant de relaisser la place, tout aussi lentement, aux ténèbres. Cette composition, jamais gratuite, de l’image, est représentative du processus de révélation du film : la progressive compréhension du drame intime de ce père meurtri. Il faudrait également souligner l’opposition poétique que le cinéaste fait du Nord et du Sud de l’Espagne en jouant des contrastes climatiques (froid/chaleur), psychologiques (tempéraments taciturnes/excentriques) et métaphysiques (mort/vie). En résumé, la beauté profonde de cette œuvre, alliée à la poésie visuelle richement suggestive du cinéaste, aurait du faire de ce film un chef d’œuvre, à l’instar des deux autres longs métrages du cinéaste. Malheureusement, les producteurs du film en ont décidé autrement, interrompant les financements et empêchant Erice de tourner la dernière partie de son film, celle du voyage dans le sud de la jeune fille. «Le Sud» constitue donc les deux tiers seulement de ce qu’il aurait du être… Et c’est bien une impression de film amputé que nous laisse cette fin abrupte, qui met court au film au moment le plus riche d’émotions. Dès lors nous ne pouvons qu’imaginer ce qu’aurait été cette ultime partie… Très certainement une merveille… Malgré cette frustration, il est cependant indispensable de découvrir ce film, tant l’œuvre de ce poète du cinéma se fait rare et précieuse.

[3/4]

dimanche 18 décembre 2011

« Elephant » de Alan Clarke (1989)

«Elephant» est un court métrage de 39 minutes, composé d’une seule idée, un unique motif cinématographique qui se répète 18 fois. Un plan d’ensemble nous montre le lieu du drame, puis un homme apparaît dans le plan. Nous le suivons jusqu’au lieu où il va croiser un autre homme, qu’il tuera, ou qui le tuera. Nous verrons ensuite le tueur s’enfuir avant que la caméra ne revienne s’attarder quelques longues secondes sur le cadavre de la victime. Aucun dialogue, aucun commentaire, aucune explication, nous ignorons tout des mobiles de ces meurtres, des meurtriers et des victimes qui restent toujours dans l’anonymat. Clarke ne nous fournit aucun élément de compréhension, forçant le spectateur à s’interroger sur la signification de ce qu’il voit. C’est ainsi que les différents lieux du crime, les seuls indices dont nous disposons pour contextualiser le drame, nous permettent de retranscrire un certain cadre social. En effet, les meurtres sont souvent perpétrés sur des lieux de travail, dans des entrepôts grandement désaffectés, dans des terrains vagues... Bref, nous sommes dans un décor de ville désindustrialisée. Un indice au générique et la présence de nombreux bâtiments construits de briques rouges nous renseignent sur le fait que nous nous situons en Irlande. Cà y est, nous y sommes, «Elephant» traite des "Troubles", des massacres perpétrés en Irlande du Nord dans le conflit opposant républicains (catholiques) et loyalistes (protestants). Ce sont donc des meurtres politiques. La répétition des assassinats et ce cercle de violence qui ne s’arrête jamais, l’absence d’émotions sur les visages des victimes et des meurtriers (visages que nous voyons de toutes façons très peu), l’impossibilité du rebondissement ou de la surprise (on comprend très vite que chaque meurtre sera mené à bien, même si on ignore au début de chaque nouvelle séquence qui sera tué et qui tuera), sont autant d’éléments stylistiques qui permettent à Clarke de souligner le caractère complètement ordinaire, quotidien, de cette violence. Il se dégage de cette banalisation du crime une sérénité dans l’horreur, une sérénité qui glace le sang et engendre une tension, un malaise qui parcourt tout le film. De plus, le fait que nous ignorons tout des personnages à l’écran, qui finissent par se réduire à de simples silhouettes mécaniques, et la confusion entretenue par le cinéaste entre tueurs et victimes, illustrent la neutralité de Clarke dans ce conflit. Le cinéaste ne s’intéresse pas aux raisons de la violence, ne différencie aucun des deux camps, mais s’intéresse à la violence elle-même, et à son omniprésence. A ce titre, le dernier meurtre se charge d’une portée allégorique, puisque nous y voyons un tueur abattu, avec son consentement, par un autre tueur. «Elephant», le dernier film d’Alan Clarke, s’éloigne donc nettement de l’approche sociale et du registre du réalisme documentaire qui parcourait l’ensemble de son œuvre, et l’on peut regretter que le cinéaste n’ait pas eu le temps d’approfondir cette veine de son cinéma. La grande stylisation de la mise en scène, tout en longs plans séquences, inspirera grandement Gus Van Sant pour son film éponyme, qui reprendra notamment, tels quels, ces longs plans où nous suivons les assassins de dos. On préfèrera nettement l’original à sa copie américaine, bien plus reconnue mais d’une portée pourtant beaucoup plus modeste. «Elephant» est un film qui repose sur une idée unique, un concept, et qui, à ce titre, reste une expérience de cinéma intéressante mais relativement anecdotique. Le format court est en ce sens parfaitement adapté.

[2/4]

jeudi 15 décembre 2011

« Scum » de Alan Clarke (1979)

«Scum» est un film qui s’inscrit pleinement dans la lignée d’un cinéma britannique caractérisé par une forte sensibilité sociale (Frears, Loach, Watkins), cinéma de la télévision né sur les cendres du Free Cinema anglais des années 50. C’est donc à un sujet de société de l’époque que s’attaque Alan Clarke, à savoir ces controversés borstals, ces centres de détention pour mineurs anglais qui seront définitivement fermés en 1982 (le film contribua d’ailleurs grandement à l’abolition de ces maisons de redressement). Adoptant un réalisme parfois proche du documentaire, le film fut réalisé à partir d’enquêtes approfondies menées dans certains de ces établissements. «Scum» nous dépeint alors un univers carcéral extrêmement violent, où la violence s’exerce à la fois par l’autorité des gardes et du gouverneur et par les détenus les plus forts, qui endossent le rôle de chef. C’est donc au principe récurrent de la double peine que sont systématiquement confrontés ces adolescents. La prison devient une micro-société qui se réorganise selon des lois proches de celles de la jungle, société dans laquelle il faut survivre, en s’imposant par l’autorité et la violence, ou mourir. Clarke nous montre l’échec complet de ces établissements, qui non seulement ne disciplinent pas ces jeunes paumés, mais qui, bien au contraire, les transforment en monstres. Les plus forts deviennent des bêtes sauvages tandis que les plus faibles, incapables de supporter le poids de leur souffrance et de leur malaise, se suicident. Ce principe d’une micro-société fasciste dans laquelle une poignée de dirigeants exercent une autorité totale sur des adolescents, s’acoquinant et collaborant avec les plus pervers d’entre eux, n’est pas sans rappeler la république mussolinienne de Salo que Pasolini avait portée à l’écran quelques années plus tôt. Mais là où le film de Pasolini débouchait sur une réflexion philosophique très vaste, le film de Clarke s’ancre pleinement dans un contexte politique et social précis. En dénonçant l’échec de ces maisons de correction et d’une vision de l’éducation basée sur la privation et la punition (la discipline par la violence), le tout auréolé de morale religieuse, le cinéaste condamne la politique répressive qui se met alors en place dans son pays, en ce début des années Thatcher. Au-delà du film carcéral et de la violence qu’il dépeint (violence jamais gratuite, le cinéaste se plaçant systématiquement du côté des plus faibles), «Scum» apparaît alors comme un film contestataire, férocement engagé, porteur d’une saine colère qui fera défaut à la majorité des autres films britanniques de cette veine sociale (chez le tiède Ken Loach notamment). Niveau mise en scène, Alan Clarke joue sur les plans resserrés, utilise les cadrages dans les ouvertures de portes et suit les personnages de près pour illustrer au mieux l’enfermement des détenus, parvenant même par moment à donner une impression de claustrophobie et d’étouffement. L’utilisation de couleurs froides et l’absence de musique renforcent le côté sec et glacial du film. «Scum» est un film choc, porté par une interprétation de qualité, qui a relativement bien vieilli, et qui a le grand mérite d’avoir œuvré efficacement à la cause qu’il défendait. L’ancrage politique et temporel précis du drame, la faible portée philosophique du propos, et l’absence d’une ambition artistique plus vaste en font néanmoins un film qui finit par s’oublier assez vite.

[2/4]

vendredi 9 décembre 2011

« La nuit » (La notte) de Michelangelo Antonioni (1961)

«La nuit» est le volet central de la trilogie réalisée par Antonioni sur la crise spirituelle de la bourgeoisie face au monde moderne. Si le film tient une place parfaitement cohérente au sein de cette trilogie, il se rapproche nettement plus du dernier film de celle-ci, peut-être le plus grand de Antonioni, qu’est «L’éclipse». Avec «La nuit» en effet, le cinéaste abandonne le lyrisme de la mise en scène qui avait fait le charme et la beauté de «L’Avventura», pour proposer un film plus froid, initiant une certaine radicalité de son approche cinématographique qui culminera dans l’abstraction totale de la fin de «L’éclipse». «La nuit» s’intéresse au couple moderne et à son délitement, victime qu’il est d’un nouveau mode de vie vidé de toute essence spirituelle, où l’argent est devenu la finalité de toute action et dans lequel les industriels sont les nouveaux maîtres du monde, les grands hommes de ce temps. Dans une Milan capitaliste en plein boom économique, l’homme apparaît épuisé, blasé, maltraité dans son être par cette modernité désacralisante dont la vitesse le largue, et qui s’impose par la force. Pour illustrer cette agression faite à l’homme, Antonioni compose des plans dans lesquels les immeubles envahissent l’écran, avalant littéralement les personnages, alors relégués dans un infime espace du cadre. Dans «L’éclipse», ces personnages finiront par être éjectés complètement de l’image laissant place au règne des choses. Vidé de son souffle vital, l’homme est alors envahi d’une certaine nostalgie, une nostalgie qui le paralyse, puisqu’aucun retour en arrière n’est permis et qu’il lui est impossible de se raccrocher à un passé définitivement révolu (ce qu’Antonioni illustre par cette ligne de chemin de fer envahie par la végétation). L’homme fatigué, en manque d’aventures, recherchant désespérément l’émotion et la passion dans une société asphyxiée par les valeurs futiles du capitalisme, se tourne alors vers des amours de passage. C’est ainsi que le personnage interprété par Mastroianni se laissera séduire par la nymphomane de l’hôpital et succombera au charme de Valentina, la fille de son futur employeur. Son inconstance finira par tuer l’amour que lui portait sa femme. Mais sans cet amour (que lui-même n’éprouve sûrement plus), il s’apercevra qu’il n’a plus rien, plus aucun repère, et pris de panique, cherchera alors, dans un geste désespéré, à s’y raccrocher de toutes ses forces. C’est cette fin d’un amour, pourtant le dernier refuge de l’humanité, que filme Antonioni dans «La nuit». Tout au long du film, le cinéaste sème des signes, des indices annonçant la mort à venir du couple, indices que les personnages ne semblent pas ou ne veulent pas voir. Dès la première séquence, dans laquelle le couple rend visite à un ami mourant à l’hôpital, le pressentiment de ce qui ne sera confirmé qu’à la toute fin pénètre le spectateur : l’agonie de cet ami semble bien annoncer et révéler l’agonie de ce couple. Sa mort sonnera d’ailleurs la prise de conscience chez la femme que son amour a disparu… Déployant une mise en scène d’une impressionnante richesse, Antonioni ne laisse rien au hasard. Chaque plan se charge de significations, chaque silence renferme un monde d’émotions, si bien qu’il est impossible en un ou deux visionnages d’englober toute l’ampleur du travail réalisé par le cinéaste, alors au sommet de son génie créatif. Un chef d’œuvre, bien évidemment.

[4/4]

mardi 6 décembre 2011

« Benvenuta » de André Delvaux (1984)

Adapté du roman de Suzanne Lilar «La confession anonyme», «Benvenuta» est un bel exemple du raffinement extrême de l’art d’André Delvaux, raffinement si subtil que l’on peut facilement passer à côté du film sans en avoir saisi toute l’intelligence et la complexité. Un jeune scénariste cherche à réaliser un film sur un personnage imaginaire, «Benvenuta», inventé par une romancière plusieurs années auparavant. Il rend alors visite à cette auteure, à Gand, convaincu de la part autobiographique importante qu’elle a mis dans ce personnage et l’interroge sans relâche, cherchant à connaître Benvenuta, à la comprendre et à la rencontrer. Cette recherche d’un personnage imaginaire à travers l’auteure qui l’a inventé est l’occasion pour Delvaux de mettre en scène, comme à son habitude, différents niveaux de réalité et de développer un double récit. Alors que la romancière se livre petit à petit, relatant les épisodes de l’aventure amoureuse passionnée de Benvenuta avec un napolitain plus âgé, figure du père absent, un véritable jeu de miroir se met en place entre les deux couples du film : couple imaginaire Benvenuta-amant italien et couple réel scénariste-romancière. Les deux récits se recoupent, se croisent, font écho l’un à l’autre et, peut-être, s’autoalimentent, jusqu’à la magnifique séquence finale dans laquelle ces deux espaces-temps, ces deux niveaux de réalité, se réunissent, non dans le même plan, Delvaux entretenant l’impossible communication des deux, mais dans la même séquence, par une utilisation poétique du champ contre-champ. Ce qu’il y a donc d’intéressant dans le film de Delvaux, et qui fait d’ailleurs de ce cinéaste un cinéaste précieux, ce n’est pas le récit de la passion amoureuse de Benvenuta avec son amant, ni même le portrait, pourtant psychologiquement très travaillé, de cette femme dévorée par son romantisme exacerbé. La grande subtilité de cette œuvre réside dans les nombreuses pistes de réflexion et les saillies poétiques révélées par ce dialogue entre les deux récits parallèles de son film, interrogeant les liens entre l’écrivain et ses héros, la contamination réciproque entre personnages imaginaires et vie réelle (nous ne saurons pas vraiment si Benvenuta est née de l’imaginaire ou de la mémoire). De manière plus générale le film est une parfaite illustration des liens entre cinéma et littérature, liens qui ont souvent été à la base des œuvres du cinéaste. Si «Benvenuta» est ainsi une œuvre extrêmement raffinée qui contient (en les cachant bien je le concède) de magnifiques petits trésors, le film peine à véritablement émouvoir ou fasciner. La mise en scène impeccable et élégante de Delvaux n’en reste pas moins quelque peu figée, trop sûre d’elle-même, ce qui conduit à un certain académisme manquant de folie (pour être un peu mordant, on pourrait voir en «Benvenuta» un film traduisant une certaine vieillesse de son réalisateur). L’interprétation peut également laisser dubitatif, Fanny Ardant sur jouant légèrement. De plus, le personnage de François peine à vraiment s’incarner à l’écran et tend à se borner et s’enfermer dans son unique utilité scénaristique. Ce personnage ne vit pas vraiment, reste uniquement un moyen narratif. «Benvenuta» peut donc prendre des allures de «joli» film (entendu péjorativement), qui ne laisse pas, in fine, l’impression remarquable que le travail considérable de Delvaux aurait mérité d’engendrer. Le film ne met pas en valeur son grand potentiel... Mais grand potentiel il y a quand même, et il serait dommage de s’en priver!

[2/4]

dimanche 4 décembre 2011

« Le cheval de Turin » (A Torinói Ló) de Béla Tarr (2011)

Le voilà donc, cet ultime film de l’un des cinéastes les plus passionnants de ces dernières années, qui, en une poignée de films, aura marqué le cinéma de son inimitable patte. Avec «Le cheval de Turin», Béla Tarr procède à un dépouillement de son style, simplifiant à l’extrême l’intrigue du film, réduisant le nombre de comédiens, supprimant au maximum les lignes de dialogue, limitant les accessoires, et se cantonnant à un unique décors, une petite maison de pierre perdue dans la campagne, attelée à une étable en ruine, et un puits. De cette démarche minimaliste reste la moelle, l’essence même du cinéma de Béla Tarr. «Le cheval de Turin» est une œuvre épurée, qui condense les thématiques habituelles du cinéaste en les réduisant à leur plus simple expression : l’émotion qui s’en dégage est d’une puissance et d’une pureté saisissantes. Prenant pour prétexte introductif la célèbre anecdote de la vie de Nietzsche s’effondrant au cou d’un cheval maltraité à Turin en 1889, le film s’intéresse au sort du cheval, du cocher et de sa fille, vivant isolés dans une ferme inlassablement battue par le vent. Adoptant la forme d’un récit cosmogonique inversé, le film est une sorte d’anti Genèse : en 6 jours, Béla Tarr défait le monde. C’est ainsi que la répétition des gestes du quotidien de cette famille réduite se trouve perturbée chaque jour par un élément, un drame nouveau (cheval qui refuse d’avancer, de s’alimenter, puits asséché, lumière qui s’éteint, …). Chaque jour rapproche donc inéluctablement du dénouement prévisible : la mort de ce petit monde et au-delà, la fin de toute chose, le noir absolu. «Le cheval de Turin» se présente ainsi comme un film très sombre mais nullement neurasthénique ou déprimant. Face à cette apocalypse à venir, le cocher et sa fille, malgré leur totale impuissance (une scène extraordinaire les montrera tentant de fuir, disparaissant derrière la colline pour réapparaître presque aussitôt), continuent à vivre, à manger leur pomme de terre journalière, à s’occuper des tâches domestiques, à perpétuer le rituel du quotidien. Ils restent debout dans la tempête et gardent toute leur dignité. Tel est je crois le thème central du film, qui se présente, plus encore que les films précédents du cinéaste, comme une ode à la dignité humaine. Si Béla Tarr apparaît ici comme irréversiblement pessimiste, son amour de la vie et de l’humanité est bien ce qui transparaît dans chacun des plans, magnifiques, de cette fin du monde. Fidèle à lui-même, il nous offre un spectacle visuel d’une beauté inouïe, taillé dans un superbe noir et blanc et porté par une mise en scène sous forme de chorégraphie. Les légendaires plans séquences du cinéaste procèdent eux aussi d’une certaine simplification et perdent ici la sophistication et le côté quelque peu démonstratif qu’ils pouvaient revêtir ailleurs. La technique se fait totalement oublier, la caméra se contente de suivre les personnages dans leur quotidien, jouant beaucoup sur les contrastes entre intérieur et extérieur. L’utilisation du plan séquence permet ainsi, en suivant les personnages depuis l’intérieur de la maison jusqu’au puits à l’extérieur, de nous faire ressentir la violence du dehors, d’éprouver presque physiquement la puissance de ce vent infernal. La mise en scène du film semble par ailleurs suivre un mouvement circulaire, adopter la forme d’une boucle, ou plutôt d’une spirale. Les séquences considérées individuellement (comme la première séquence, formidable, où nous voyons la gueule du cheval en contre-plongée puis le visage du cocher, et à nouveau la gueule du cheval), ou leur enchaînement et leur répétition (nous voyons par exemple le père manger sa pomme de terre le premier jour, puis sa fille le jour suivant, et les deux dans le même plan le jour d’après), en jouant sur les points de vue, organisent ce mouvement circulaire, illustrant superbement la mécanique du quotidien et enfermant les personnages dans leur pauvre condition. La musique, unique durant tout le film, souligne ce motif en spirale par sa construction même, entêtante, et par son utilisation cyclique (elle semble revenir à intervalles réguliers). Nous ne savons plus très bien parfois si nous l’entendons vraiment ou si nous percevons seulement son écho dans le bruit du vent. «Le cheval de Turin» parvient ainsi à créer un monde fascinant, envoûtant, où l’émotion naît d’un art parfaitement maîtrisé de la suggestion (un plan long, peut-être le plus beau du film, sur la porte en bois de l’étable se refermant sur la gueule du cheval, se charge d’une densité émotionnelle incroyable : le temps qui s’écoule dans ce plan fixe sur une porte fermée laisse le temps au spectateur de réaliser et de comprendre la mort de l’animal). Si je reste moins convaincu, après ce premier visionnage, de certains détails, comme l’utilisation de la voix off qui contextualise peut-être inutilement l’histoire, ou si je reste un peu déçu que Béla Tarr n’ait pas osé le jour noir pour terminer son film (ne poussant pas la radicalité jusqu’au bout), je crois bien qu’il s’agit là d’un chef d’œuvre de plus pour le maestro magyar, après la relative déception qu’était «L’homme de Londres». En sortant de la salle de cinéma, le monde me semblait différent, légèrement inquiétant. Et aujourd’hui encore, 3 jours après avoir vu le film, avec l’automne qui s’est installé, je continue à porter un regard différent sur ce vent qui balaie les feuilles devant ma fenêtre, et qui ne m’a jamais semblé plus poétique.

[4/4]