mercredi 13 juin 2012

« Medea » de Lars von Trier (1988)


«Medea» est un téléfilm réalisé en 1988 par Lars von Trier pour la télévision danoise, sur la base du script écrit par Carl Theodor Dreyer, script que le "maître" (dixit von Trier en préambule du film) n’eut jamais l’opportunité de porter à l’écran. De part son statut de téléfilm, «Medea» n’est pas souvent cité dans la filmographie du cinéaste et reste un film rare, peu vu et peu commenté. C’est fort dommage tant cette adaptation cinématographique de l’épisode de la vengeance de Médée constitue l’un des plus beaux films de von Trier, et est une œuvre qui se révèle rétrospectivement comme d’une importance capitale dans la filmographie du cinéaste, faisant apparaître pour la première fois dans son cinéma cette figure récurrente de la femme martyr. En ce sens, «Medea» annonce toutes les héroïnes futures du cinéma de von Trier, depuis la Bess de «Breaking the waves» jusqu’à la Justine de «Melancholia», en passant par la Selma de «Dancer in the dark» et la Grace de l’immense «Dogville». A y regarder de plus près, le personnage de Médée apparaît même comme la clé de voûte de tout le cinéma de von Trier, la source d’inspiration première et évidente du cinéaste pour la grande majorité de ses films : la plupart de ceux-ci ne sont finalement que des variations sur les thèmes particulièrement sombres de la légende de Médée. Réalisé en plein milieu de la trilogie «Europe», entre «Element of crime» et «Europa», «Medea» est très emblématique du travail extraordinaire que le cinéaste mène alors sur l’image cinématographique, un travail extrêmement innovant de recherche formelle. Que ce soit au niveau de la photographie et des éclairages, de la mobilité de la caméra, des angles de prise de vue, du montage dynamique, du traitement du son, et des nombreux effets visuels (surimpression, transparence, etc), le cinéaste déploie un langage cinématographique d’une grande richesse, langage qui permet de créer des impressions poétiques remarquables. En cette fin des années 80, von Trier s’impose définitivement, avec le cinéaste russe Sokourov (il serait intéressant, et ce n’est pas la première fois que je me fais la réflexion, d’étudier les similarités entre les films contemporains de ces deux cinéastes et de voir par exemple comment ce «Medea» est proche du «Sauve et protège» de Sokourov), comme le plus grand expérimentateur des formes cinématographiques alors en activité. «Medea» traduit une inventivité de la mise en scène et une richesse visuelle vraiment stupéfiantes. Certains plans aériens des herbes balayées par le vent rappellent la beauté de certaines images marquantes vues chez Paradjanov ou des superbes plans picturaux du «Mère et fils» de Sokourov (décidément!). Malgré cette démonstration technique et esthétique de chaque plan, le film n’apparaît jamais comme un vain exercice d’expérimentation formelle (comme le sera un peu «Europa» justement). Ici, le cinéaste ne s’amuse pas à bricoler des plans originaux. Toute la mise en scène du film est au service d’une impression poétique d’ensemble, très ténébreuse, qui fait de ce «Medea» un poème poignant sur la souffrance et le sacrifice. Il s’agit à n’en point douter du film le plus poétique de son auteur, dans un registre élégiaque que l’on ne retrouvera plus chez lui par la suite. Je pourrai encore m’extasier sur la beauté des paysages, sur la manière dont le cinéaste magnifie les éléments (superbe séquence dans le brouillard, brume balayée par le vent, mer, feu qui illumine les entrailles de la terre, etc…) mais je laisse au spectateur le plaisir de la découverte de ce bijou, plus beau encore que le déjà remarquable «Element of crime». La fin du film, terrible, est totalement bouleversante et nous laisse sous un double choc esthétique et émotionnel. Un petit chef d’œuvre.      
      
[4/4]

mardi 12 juin 2012

« Gaspard de la Nuit » d'Aloysius Bertrand (1842)

    Il est temps d'inaugurer la section « littérature » de notre blog. Y seront conjointement présentées des œuvres romanesques comme poétiques : tout comme lorsque nous parlions de cinéma les films d'animation et en prises de vues réelles étaient considérés de concert malgré leurs indéniables dissemblances, je ne souhaite pas plus ici dissocier deux « façons de faire » qui possèdent à mes yeux une même essence, que je qualifierais peut-être naïvement de « littéraire ». Romans et poèmes divergent il me semble en premier lieu par la forme (et quelle forme me direz-vous), mais ils ont tant en commun que je ne pense pas qu'il soit opportun de les exclure mutuellement, du moins en ce qui concerne le modeste objectif que se fixe notre blog : partager des œuvres qui nous sont chères. C'est donc avec un grand plaisir que je vais inaugurer cette section, par la présentation d'un ouvrage à la croisée de la poésie et de la prose.

* * *

    « Gaspard de la Nuit » est l'un des tous premiers recueils de poèmes en prose, genre dont Baudelaire se fera le héraut avec son fameux « Spleen de Paris », directement inspiré de l'œuvre d'Aloysius Bertrand. Divisé en six livres de longueur variable, « Gaspard de la Nuit » est un ensemble de miniatures moyenâgeuses et pittoresques. Comme autant de visions d'une époque révolue et hautement fantasmée, faisant écho de l'aveu même de l'auteur à l'œuvre de Rembrandt ou de Callot, brillants illustrateurs chacun à leur manière, l'un à la peinture (principalement), et l'autre à l'eau-forte. A travers ses courts poèmes, Bertrand met en scène des personnages tous plus extraordinaires les uns que les autres, des nains, des sorcières, des moines, une ondine, un feu follet, des lansquenets,... Son bestiaire foisonne, et nombre de protagonistes hantent les pages de son unique et posthume ouvrage. Le langage est finement ouvragé, Bertrand empruntant moult mots vieillis à l'ancien français, façon de revenir plus sûrement dans le passé. Il faut saluer sa maîtrise du rythme : ses poèmes sont des fantaisies charmantes qui soutiennent la comparaison avec le chant du vers et des rimes. Notons aussi le soin apporté à la mise en page, chaque poème étant introduit par un épigraphe qui vient ajouter son sens à celui du poème, de sorte que la puissance évocatrice de chaque feuillet est ainsi démultipliée. A tous points de vue, « Gaspard de la Nuit » est une œuvre qui a fait date dans l'histoire de la poésie et de la littérature, et j'invite tous les amoureux de la poésie française, du XIXème siècle, du Moyen-Âge ou de la Bourgogne à redécouvrir ce petit chef-d'œuvre oublié.

[3/4]

dimanche 10 juin 2012

« Judex » de Georges Franju (1963)


«Judex» est un film hommage de Georges Franju au sérial muet du même nom réalisé un demi siècle plus tôt par Louis Feuillade. Franju cherche à traduire un certain esprit du feuilleton muet, mais le cinéaste peine à donner de l’intérêt à sa démarche. Par exemple, pour nous rappeler qu’il réalise un hommage à un film muet, Franju glisse dans son film quelques cartons complètement inutiles et superflus… Le cinéaste n’a donc pas de plus riches idées de mise en scène? L’hommage de Franju n’apporte rien, ne sert à rien (à part peut-être au cinéaste à se faire plaisir), celui-ci se contentant de citer bêtement, en pastichant. Très vite, passée l’illusion de la scène du bal, on en vient à vouloir couper le film pour retourner à la source originale, déjà un peu faiblarde et qui était marquée par une légèreté de ton qui faisait perdre sa complexité au cinéaste de la série «Les Vampires»,... Malgré tout, la petite ritournelle de Maurice Jarre, le visage angélique d’Edith Scob qui nous rappelle que Franju est le réalisateur du très beau «Les yeux sans visage», et puis le jeu absolument ridicule des comédiens, qui nous décroche deux ou trois sourires, maintiennent suffisamment éveillée notre curiosité pour tenir jusqu’au bout. Mais que ce film est anecdotique!... Je vais encore recevoir les foudres de ceux qui considèrent Franju comme un incontournable artiste du cinéma français, mais «Judex» n’est pour moi rien de plus qu’une petite comédie franchouillarde, à peine divertissante. Le scénario se résume au combat manichéen entre un gentil justicier (campé par un improbable Franck Dubosc américain, lisse comme un fond de lavabo) et une méchante "catwoman" avec, au milieu, une angélique jeune femme à la robe immaculée (Edith Scob, donc). Jamais les personnages ne font preuve de la moindre épaisseur ou de la moindre complexité. Ils sont désincarnés, caricaturaux, ridicules. Alors je sais, on va me répondre que ce n’est pas l’intérêt de ce film, qui joue uniquement sur la succession haletante des rebondissements, et doit se regarder comme un épisode de James Bond. Mais personne ne prétend que les aventures de 007 sont des chefs d’œuvres du cinéma, des grands films représentatifs d’une haute vision artistique du 7ème art! Alors pourquoi en est-il différemment de Franju? Ca reste pour moi une énigme (encore une fois, si on excepte «Les yeux sans visage», qui apparaît finalement comme un accident dans la filmographie du cinéaste). On ne retiendra qu’une scène de ce «Judex» qui fonctionne vraiment : celle du bal, débutant par ce plan étrange et poétique sur le masque de volatile du justicier, fort réussi (bravo au costumier), et s’achevant par la mort mystérieuse du banquier Favraux. Il y a là un mélange d’ingrédients (la musique de Maurice Jarre, l’étrangeté de ces masques inquiétants, la tension dramatique, la magie inexpliquée de la mort du banquier, etc…) qui en font un moment réellement beau. Mais une scène ne fait pas un film. La suite ne sera que succession absurde de rebondissements improbables, entre la comédie de Louis de Funès, le petit nanar d’espionnage (ah, les bruitages lors de l’ouverture des passages secrets! Dignes de «La soupe au chou»!) et les aventures de Fantômette… Un mélange kitch explosif qui atteindra la quintessence du ridicule dans le dernier film du cinéaste, un nanar de haute couture, «Nuits rouges». Non, décidément, Franju, ce n’est pas pour moi.

[1/4]

vendredi 8 juin 2012

« Andrei Roublev » (Andrey Rublyov) d'Andreï Tarkovski (1966)

    Un film magnifique, et d'une richesse thématique incomparable. « Andrei Roublev » nous offre l'espace de deux heures et plus un tableau saisissant de la Russie du XVe siècle. C'est en effet l'époque des invasions tatares, et la société russe est tiraillée entre le paganisme et la religion chrétienne. Au milieu de tout ce chaos, se dresse Andrei Roublev, moine iconographe, au talent sûr. Le long métrage d'Andrei Tarkovski est scindé en dix tableaux de longueur inégale, dix poèmes visuels se déroulant chronologiquement, et faisant du film un recueil des plus admirables. Notre moine évolue au gré de ces tableaux, faisant le douloureux apprentissage de la vie, et s'appuyant tant bien que mal sur sa foi au milieu d'évènements bouleversants, tels que le sac de Vladimir, au cours duquel Andrei tuera un assaillant mal intentionné, avant de se murer dans le mutisme. Peintre renommé, il renoncera à son art, devant les épreuves par trop éprouvantes de son existence. Mais il renaîtra à la vie devant l'exemple d'un jeune fondeur de cloches, qui fera surgir la joie des ruines et du néant. « Andrei Roublev » est un hymne à l'art et au mysticisme slave, vainqueurs du mal et des fléaux tels que la guerre. C'est aussi une méditation sur le pouvoir, la jalousie, la religion et la foi. Fort d'une esthétique somptueuse, d'une mise en scène impressionnante, tantôt intimiste tantôt grandiose, « Andrei Roublev » est un plaisir pour les yeux et pour l'âme. Incontournable.

[4/4]

jeudi 7 juin 2012

« Haut les mains » (Ręce do góry) de Jerzy Skolimowski (version de 1981)


Quel film déconcertant et décoiffant! «Haut les mains» est une sorte de cri de révolte totalement désespéré, d’une liberté folle (liberté de fond et de forme). C’est certainement cette liberté impertinente, presque insolente, qui poussa les autorités polonaises à censurer le film pendant près de 15 ans. En 1981, lors de la sortie officielle du film, Skolimowski y rajouta un prologue de 25 minutes, en guise de réponse à la censure qu’avaient subi l’œuvre et son auteur. C’est de cette version du film dont je vais parler ici, tant ce prologue constitue un petit morceau de cinéma d’une richesse exceptionnelle, qui donne encore plus d’éclat au film original, déjà stupéfiant. Commençons donc par cet extraordinaire prologue, qui peut à lui seul justifier le visionnage du film. Sur le très approprié «Kosmogonia» de Penderecki, Skolimowski monte des images sans lien apparent entre elles et dont l’enchaînement semble fonctionner selon une logique poétique proche de l’association d’idées. Il s’en dégage une impression incroyablement saisissante, d’une grande noirceur, et qui traduit l’inquiétude terrible du cinéaste sur la situation de son pays, la Pologne, dont il annonce très clairement, par des inserts d’image de la ville de Beyrouth détruite par la guerre, la destruction à venir. Mais la manière même dont le cinéaste conjugue des images empruntées à différents lieux et différentes époques permet à cette impression de s’élargir et d’accéder à l’universel. Et c’est alors à une variation sur l’apocalypse que finit par conduire cet hallucinant morceau de pur cinéma, d’une stupéfiante modernité cinématographique. Puis l’image passe de la couleur au noir et blanc, et nous voilà ramenés dans le film original de 1967. Le scénario du film est un prétexte et une parabole : un groupe d’amis, étudiants en médecine, se rend on ne sait trop où à bord d’un train de marchandises. Ce trajet, qui semble clandestin, est entrecoupé de flashbacks sur leur vie d’étudiants à l’époque stalinienne. «Haut les mains» apparaît comme une charge politique sévère contre cette société de consommation qui émerge en Europe et qui ne fait que prendre la suite de la dictature stalinienne. L’une suit l’autre, semble nous dire Skolimowski qui nous montre qu’il n’y a pas d’évolution, pas d’émancipation, pas de libération dans ce nouveau monde qui se met en place. Le train dans lequel sont montés les personnages revient, à la fin du film, à son point de départ : nous tournons en rond, "emplâtrés" littéralement dans le marasme d’une société vidée de sens, liberticide, sans hauteur d’âme, sans profondeur spirituelle et sans valeurs morales… En plaçant son film hors contexte, le cinéaste ne se contente pas seulement d’attaquer le stalinisme des mentalités et des esprits, encore bien présent dans les années 60, comme l’ont rapporté les critiques à la sortie du film. Skolimowski anticipe sur l’avenir de la société et du monde, place son propos sur une échelle intemporelle qui lui donne une nuance profondément désabusée. Si l’humour est bien présent dans le film, qui est même construit comme une succession de gags absurdes, c’est plutôt à une clownerie désenchantée que ressemble au final «Haut les mains». Formellement, le film se présente dans un superbe noir et blanc et fait preuve d’une certaine audace formelle (la surexposition "sale" des flashbacks, avec ces blancs brûlés) mais surtout narrative (Skolimowski atteint ici l'apogée de la radicalité cinématographique vers laquelle semblaient tendre ses premiers films). Il se dégage de ce film une énergie folle et totalement débridée, qui peut parfois aboutir à une certaine confusion. Le film est parfois à deux doigts de basculer dans un délire difficile à suivre, et l’opacité apparente de l’ensemble pourra rebuter certains spectateurs. Ce serait se priver d’un grand film… A réserver donc pour les moments de plus grande disponibilité.    

[3/4]     

lundi 4 juin 2012

« Habemus Papam » de Nanni Moretti (2011)

    Un film léger, assez sympathique mais un peu court. « Habemus Papam » c'est l'histoire d'un Pape qui ne peut assumer sa charge, et aller à la rencontre des fidèles sur le célèbre balcon du Vatican. Tout est bon alors pour le ramener à la raison, la mystification comme le recours à la psychanalyse, par l'entremise d'un éminent professeur, en la personne de Nanni Moretti. Les résultats hélas ne seront pas à la hauteur des attentes des légats du Pape. Ce sera malgré tout l'occasion pour nous d'assister à une représentation fantaisiste de l'entourage du Pape, de tous ces cardinaux réunis en un conclave qui s'éternise. Plusieurs séquences d'un humour presque enfantin dépeignent le quotidien de ces hommes dont la charge est souvent bien lourde pour leurs épaules âgées. Nanni Moretti, avec un talent certain, nous offre une image d'Epinal du Vatican, perturbé par ce Pape qui n'ose se montrer. La mise en scène, sobre, est bien travaillée. Le scénario se déroule sans accroc, bien qu'on puisse lui reprocher son manque de consistance. Et les acteurs, Michel Piccoli en tête, sont excellents. Mais Nanni Moretti peine à dépasser le stade de la bonne idée de scénario. Son histoire évoque avec justesse la charge énorme qui incombe au Pape. Il se permet de surcroît des incursions vers le théâtre. Mais rien de bien renversant. « Habemus Papam » est donc un bon petit film, et c'est déjà beaucoup. Mais j'en attendais un peu plus...

[1/4]

vendredi 1 juin 2012

« Moonrise Kingdom » de Wes Anderson (2012)

    Un sympathique long métrage, quoi qu'un peu ennuyeux. Wes Anderson est de ces cinéastes systématiques, voire obsessionnels, possédant un univers visuel bien à eux, quitte à réaliser d'une certaine façon toujours le même film. On retrouve ainsi la mise en scène habituelle du réalisateur américain, faite de plans soigneusement construits, de panoramiques, de cadres serrés, le tout avec une certaine poésie de l'image, tendance rétro. On retrouve en effet les teintes surannées si chères à Wes Anderson, qui emplissaient « La Vie aquatique » ou « A bord du Darjeeling Limited ». On est donc en terrain connu si j'ose dire. Hélas, c'est peu dire que Wes Anderson ne se renouvelle pas : sa mise en scène est trop rigide et codifiée pour laisser libre cours à son imagination, le film se résume peu ou prou à une suite de miniatures vivantes assez amusantes, mais qui restent en surface. Anderson soigne l'image, mais celle-ci n'a aucune profondeur, sans compter que le montage est assez lâche, si bien que les scènes s'enchaînent sans garder cette pertinence qui nous empêcherait de bailler aux corneilles. Finalement, donc, « Moonrise Kingdom » est comme une suite d'instantanés type Polaroid, guère plus. Car si l'on en vient à considérer l'intrigue, ce n'est pas non plus de ce côté là que l'on trouvera notre bonheur. Wes Anderson nous offre une malicieuse histoire d'amour entre un boy scout et une fille de 12 ans, tous deux « perturbés mentalement » (sic). Une histoire qui se déroule de façon assez monotone : on sourit sans rire aux éclats, et on s'ennuie poliment. Les acteurs ne sont pas mauvais mais ne brillent pas non plus par leur excellence. En bref un film moyen, plutôt bien réalisé mais manquant singulièrement de chair et d'âme.

[1/4]

jeudi 31 mai 2012

« La Dame de Shanghai » (The Lady from Shanghai) d'Orson Welles (1947)

    Un excellent film noir. « La Dame de Shanghai » est réalisé en 1947 : Orson Welles n'est déjà plus un jeune cinéaste. Il a réalisé le fameux « Citizen Kane », « La Splendeur des Amberson » ou encore « Le Criminel ». Il fait donc montre d'un savoir faire pour le moins impressionnant, aussi bien dans la réalisation que dans l'écriture du film, savamment construit pour faire monter le suspense et superposer les strates de l'intrigue, avant qu'elle ne se referme en apothéose. Le scénario brille en effet par sa complexité et par ses nombreux rebondissements, à mesure que le long métrage avance. Le propos est sombre, très sombre, comme tout film de ce genre qui se respecte. Le mal est omniprésent, et les personnages tentent tant bien que mal de s'y arracher. Ce sera peine perdue : il les rattrapera tous. Saluons l'interprétation comme toujours sans faille d'Orson Welles. Saluons aussi l'interprétation de Rita Hayworth, point d'attraction de « La Dame de Shanghai ». A réserver aux admirateurs de Welles et aux amateurs de films policiers tortueux.

[4/4]

samedi 26 mai 2012

« Take Shelter » de Jeff Nichols (2012)


Totalement anecdotique. Il est remarquable, une fois de plus, de constater comment, lorsqu’un cinéaste américain s’empare d’un sujet intéressant (je vais y revenir), il le vide de toute sa potentielle richesse, le transformant en une soupe populaire (dans le mauvais sens du terme) de plus, vidée de toute intelligence, de toute poésie, de toute profondeur, de toute beauté. Et je ne parle pas ici du cinéma dans son acception technique, je ne parle aucunement de mise en scène. On sait bien que les américains ont abandonné depuis longtemps cette vielle antienne artistique ressassée par ceux qui aiment à "se prendre la tête" (voir en ce moment les commentaires de la presse cannoise dès qu’il est question de mise en scène)… Jeff Nichols filme, non pas avec simplicité, mais avec académisme. Sa mise en scène, sinon inexistante, est totalement formatée : jamais il n’ose le moindre écart, la moindre expression d’une patte un temps soit peu personnelle. Nichols reste par ailleurs fidèle à cette tradition hollywoodienne qui consiste à user toujours à grand renfort d’une musique cavalière et pompière pour souligner la moindre émotion, le moindre regard révélateur, le moindre petit embryon de tension dramatique. C’est fatiguant... Cela nous vaut des scènes à la limite du supportable. On notera celle, emblématique du vide intrinsèque qui sous-tend l’ensemble du film, où il est question d’ouvrir une porte. Peut-être 10 minutes d’un jeu sur les nerfs du spectateur, jeu qui relève vraiment de la torture, jeu totalement gratuit et injustifié par ailleurs (si ce n’est pour prolonger la durée d’un film qui, vidé de ce qui ne sert à rien, serait classé dans la catégorie des courts métrages), pour savoir si le personnage va ouvrir la porte de son abri : "- Ouvre la porte. – Non, je ne peux pas, ouvre-là toi. – Non, c’est à toi de l’ouvrir. – Mais je ne peux pas. – Fais-le pour nous."… Et là, je résume à outrance, sans tenir compte des longues minutes de silence (enfin c’est une façon de parler, n’oublions pas la musique qui nous rappelle que c’est tendu) qui égrènent chacune de ces répliques… Bref, Nichols n’est pas ce que j’appelle un cinéaste, c’est à dire un artiste. Je m’y attendais, alors passons. Je reviens sur l’enjeu du film, qui lui, aurait pu être prometteur. Pour faire simple, un homme, hanté par des cauchemars et envahi par des visions d’une tempête apocalyptique dont la pluie huileuse rendrait les hommes fous, décide d’agrandir l’abri anti tornade de son jardin, au prix de sa ruine financière et de son isolement social. Forcément, il est considéré comme fou par ses voisins et ses proches, moins par sa femme, qui cherche à l’aider et qui fait preuve d’un véritable amour envers lui. Mais lui ne peut pas agir différemment qu’en suivant ce qui dépasse la simple intuition mais relève plutôt de la prescience. Le cinéaste aborde ici un sujet assez fort, très emblématique des tourments et des angoisses actuels de la civilisation occidentale, confrontée à des crises qui menacent de l’anéantir. On pense bien sûr à la crise écologique et l’épuisement des ressources premières qui constituent une catastrophe potentielle qui peut s’avérer chaotique dans une société au fonctionnement extrêmement complexe, devenue totalement dépendante du pétrole, et peuplée d’individus ayant atteint un degré d’hétéronomie sans précédent historique. Mais le fait qu’il y ait bien d’autres crises ainsi structurelles, et non pas seulement conjoncturelles, conduit naturellement à un intense malaise civilisationnel, malaise renforcé et accentué par le fait important que cette civilisation n’est plus, aujourd’hui, porteuse de sens. Ce malaise se traduit dans le cinéma par cette vague de films plus ou moins vaguement apocalyptiques qui envahit nos écrans, et dont le plus illustre représentant reste certainement le «Melancholia» de Von Trier (qui fait beaucoup d’ombre à ce «Take Shelter»). Nichols, lui, s’avère incapable d’offrir un peu de consistance à son propos. Certainement inspiré par la mouvance survivaliste (très importante aux USA), le cinéaste est impuissant à en traduire la complexité et à poser la question intéressante de la pertinence d’une certaine paranoïa. Ce n’est sûrement pas en donnant raison à son héros, dans une scène finale largement téléphonée, que Nichols pousse le spectateur à une quelconque réflexion. Même sans proposer une certaine qualité artistique, qui semble désormais hors d’atteinte outre Atlantique, «Take Shelter» aurait pu être un divertissement pertinent, capable d’interroger sur les angoisses d’une époque et de donner naissance à l’une de ces belles figures cinématographiques oscillant indistinctement entre grande sagesse et profonde folie, figures immortalisées notamment par Kiichi Nakajima du «Vivre dans la peur» de Kurosawa ou le Domenico de «Nostalghia» (toute proportion gardée par ailleurs dans la comparaison). Au lieu de ça, «Take Shelter» n’est qu’un film catastrophe platement psychologisant, incapable de s’extraire de son fumier hollywoodien.

[0/4]      

mardi 22 mai 2012

« La chasse » (Jakten) de Erik Løchen (1959)


Le cinéma norvégien, pourtant totalement invisible sur la carte mondiale du 7ème art, cache lui aussi quelques trésors oubliés. «La chasse», réalisé par Erik Løchen en 1959, est une petite perle méconnue qui, resituée dans son époque, constitue même une œuvre d’une modernité cinématographique confondante. Cette modernité se traduit par une grande inventivité narrative. Løchen multiplie les niveaux de narration et fait appelle à une palette impressionnante d’effets de mise en scène : voix off d’un narrateur omniscient, monologues intérieurs des personnages, personnages s’adressant directement à la caméra et au spectateur, séquences oniriques et construction du film en flashbacks… L’audace formelle remarquable du film permet de donner à cette histoire très simple et déjà vue (un banal triangle amoureux) une densité surprenante. Au premier niveau de lecture du film, Løchen dresse le portrait de personnages animés par des pulsions assez archaïques: deux hommes qui mènent un combat de virilité pour posséder une femme, désireuse de maternité, qui se laisse facilement séduire par celui qui s’avère capable de lui offrir un enfant. On ne parle donc pas beaucoup de sentiments amoureux dans «La chasse», et le film fuit même tout romantisme. C’est un film assez austère et froid (le jeu des acteurs, sans atteindre au modèle bressonien, n’en demeure pas moins assez plat), impression renforcée par l’aridité des paysages nordiques, qui invite à chercher au-delà de l’intrigue à proprement dite les clés de compréhension et les pistes de réflexion. Løchen va même jusqu’à mettre en scène les interrogations du spectateur sur l’intrigue qui se noue en filmant le public faisant irruption dans le film pour demander des éclaircissements aux personnages. Le cinéaste double ainsi le spectateur dans ses propres questionnements pour lui signifier que ce n’est pas de ce côté-là qu’il faut qu’il s’interroge. «La chasse», par son remarquable travail de distanciation hérité de Brecht, est un film qui questionne ainsi directement le statut du spectateur et son rôle (actif, nous dit Løchen) dans l’œuvre qu’il voit. La mise en scène très riche du film (mais une richesse qui n’implique aucune pesanteur, aucune volonté démonstrative) fait toujours sens : elle questionne la manière de faire du cinéma et de raconter une histoire, en lui ouvrant de nouveaux possibles, mais elle est aussi au service de la riche exploration psychologique des personnages. Le cinéaste pousse même la complexité de la mise en scène en nous offrant un twist final qui enrichit considérablement le personnage féminin, jusque là sans épaisseur, prévisible et superficiel. Le cinéaste déjoue ici habilement, avec 50 ans d’avance, les critiques que les spectateurs d’aujourd’hui ne manqueraient pas de faire sur sa vision dépassée de la femme… Les qualités visuelles du film, taillé dans un magnifique noir et blanc très contrasté révélant toute la beauté de la toundra norvégienne, ainsi que la richesse et la diversité des outils de mise en scène que l’on y trouve rappellent immanquablement le cinéma contemporain de Bergman. En raison du triangle amoureux à l’origine de l’histoire du film, «La chasse» est souvent considéré comme une sorte de «Jules et Jim» nordique. Ne vous méprenez pas sur cet effet d’accroche à l’envers (cela pourrait inciter les authentiques amateurs de cinéma d’art à s’abstenir de visionner le film). Non, le cinéma de Løchen n’a rien à voir avec la platitude, l’académisme et la démagogie puante du cinéma de Truffaut, ce grand imposteur de l’art cinématographique. Il faut plutôt regarder du côté de Resnais («L’année dernière à Marienbad» surtout), Godard, Robbe-Grillet («L’homme qui ment») ou Bergman donc, pour trouver des référents cinématographiques comparables. Et lorsqu’on regarde de plus près l’année de réalisation du film, qui devance la plupart des premiers grands films des auteurs précités, on peut se dire qu’il serait assez bienvenu de réévaluer la place de ce cinéaste méconnu dans la trajectoire du cinéma moderne.

[3/4]