Le cinéma norvégien, pourtant
totalement invisible sur la carte mondiale du 7ème art, cache lui
aussi quelques trésors oubliés. «La chasse», réalisé par Erik Løchen en 1959,
est une petite perle méconnue qui, resituée dans son époque, constitue même une
œuvre d’une modernité cinématographique confondante. Cette modernité se traduit
par une grande inventivité narrative. Løchen multiplie les niveaux de narration
et fait appelle à une palette impressionnante d’effets de mise en scène :
voix off d’un narrateur omniscient, monologues intérieurs des personnages,
personnages s’adressant directement à la caméra et au spectateur, séquences
oniriques et construction du film en flashbacks… L’audace formelle remarquable
du film permet de donner à cette histoire très simple et déjà vue (un banal triangle
amoureux) une densité surprenante. Au premier niveau de lecture du film, Løchen
dresse le portrait de personnages animés par des pulsions assez archaïques:
deux hommes qui mènent un combat de virilité pour posséder une femme, désireuse
de maternité, qui se laisse facilement séduire par celui qui s’avère capable de
lui offrir un enfant. On ne parle donc pas beaucoup de sentiments amoureux dans
«La chasse», et le film fuit même tout romantisme. C’est un film assez austère
et froid (le jeu des acteurs, sans atteindre au modèle bressonien, n’en demeure
pas moins assez plat), impression renforcée par l’aridité des paysages
nordiques, qui invite à chercher au-delà de l’intrigue à proprement dite les clés
de compréhension et les pistes de réflexion. Løchen va même jusqu’à mettre en
scène les interrogations du spectateur sur l’intrigue qui se noue en filmant le
public faisant irruption dans le film pour demander des éclaircissements aux
personnages. Le cinéaste double ainsi le spectateur dans ses propres
questionnements pour lui signifier que ce n’est pas de ce côté-là qu’il faut
qu’il s’interroge. «La chasse», par son remarquable travail de distanciation
hérité de Brecht, est un film qui questionne ainsi directement le statut du
spectateur et son rôle (actif, nous dit Løchen) dans l’œuvre qu’il voit. La
mise en scène très riche du film (mais une richesse qui n’implique aucune
pesanteur, aucune volonté démonstrative) fait toujours sens : elle
questionne la manière de faire du cinéma et de raconter une histoire, en lui
ouvrant de nouveaux possibles, mais elle est aussi au service de la riche
exploration psychologique des personnages. Le cinéaste pousse même la
complexité de la mise en scène en nous offrant un twist final qui enrichit
considérablement le personnage féminin, jusque là sans épaisseur, prévisible et
superficiel. Le cinéaste déjoue ici habilement, avec 50 ans d’avance, les
critiques que les spectateurs d’aujourd’hui ne manqueraient pas de faire sur sa
vision dépassée de la femme… Les qualités visuelles du film, taillé dans un
magnifique noir et blanc très contrasté révélant toute la beauté de la toundra
norvégienne, ainsi que la richesse et la diversité des outils de mise en scène
que l’on y trouve rappellent immanquablement le cinéma contemporain de Bergman.
En raison du triangle amoureux à l’origine de l’histoire du film, «La chasse»
est souvent considéré comme une sorte de «Jules et Jim» nordique. Ne vous
méprenez pas sur cet effet d’accroche à l’envers (cela pourrait inciter les
authentiques amateurs de cinéma d’art à s’abstenir de visionner le film). Non,
le cinéma de Løchen n’a rien à voir avec la platitude, l’académisme et la
démagogie puante du cinéma de Truffaut, ce grand imposteur de l’art
cinématographique. Il faut plutôt regarder du côté de Resnais («L’année
dernière à Marienbad» surtout), Godard, Robbe-Grillet («L’homme qui ment») ou
Bergman donc, pour trouver des référents cinématographiques comparables. Et
lorsqu’on regarde de plus près l’année de réalisation du film, qui devance la
plupart des premiers grands films des auteurs précités, on peut se dire qu’il
serait assez bienvenu de réévaluer la place de ce cinéaste méconnu dans la trajectoire
du cinéma moderne.
[3/4]
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