« Crime et Châtiment » vient tout de suite à l'esprit lorsque l'on regarde « Pickpocket », et pourtant comparer ces deux oeuvres est bien la dernière chose à faire pour tenter d'appréhender la seconde : si Michel ressemble à Raskolnikov, Jeanne n'est pas Sonia, et « Pickpocket » paraîtra beaucoup plus « sec » et elliptique que l'imposant roman de Dostoïevski... Peut-être même décevant... C'est que le propos diffère sensiblement : ce n'est pas tant la psychologie profonde des personnages qui est explorée, que leur trajectoire, leur destinée. Il est flagrant à ce titre que Bresson en informe le spectateur dès le début : « Pickpocket » adopte de fait un point de vue plus externe à ses protagonistes, et si l'on sent profondément le malaise intérieur qu'éprouve le héros, on peine toutefois à s'identifier totalement à lui. Bresson brosse le portrait d'un homme obsédé par une idée fixe, qui fera tout pour tendre vers cet idéal avant de se faire rattraper par sa véritable nature, profondément humaine. Nous suivons ainsi son ascension « objective », puis sa chute, toujours avec la distance de celui qui juge. Peut-être est-ce de l'artiste qu'il parle, cet homme qui se croit au-dessus du commun des mortel et qui se doit – dans son esprit – de s'élever au plus haut pour entraîner à sa suite l'humanité vers une sorte de grandeur. Michel n'est pas un meurtrier, mais un voleur! Sa virtuosité fascine, son adresse ébahit, et l'on est prêt à lui accorder tout crédit pour pouvoir continuer à assister à l'exercice de son art. Car l'on peut dire que Bresson atteint la virtuosité de ce qu'il filme dans ces séquences extraordinaires de mains qui se tordent, entrent et sortent du plan, glissent sous les vestes, osent toujours plus, puis s'échappent. Le spectateur vit au rythme de l'audace de Michel, s'angoisse avec lui de l'issue de ses « tours » mais finalement en redemande toujours, cherche tout comme lui à voir jusqu'où peut-il aller, il est grisé comme l'auteur des vols par cet art de la transgression, tellement beau et pourtant tellement répréhensible! « Pickpocket » peut donc être vu en un sens comme une métaphore du cheminement de l'artiste, mais par son abstraction peut tout autant prêter à d'autres interprétations : c'est l'un des films les plus dépouillés de son auteur, d'une facture presque « classique », et paradoxalement l'un de ses plus éblouissants formellement parlant.
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Bonjour,
RépondreSupprimerIl y a quelque temps de cela, en parfait béotien, j'avais parcouru les critiques de votre complice Anaxagore. Mais, manquant de temps et sans doute intimidé par la réputation des oeuvres qu'il louait, je n'avais pas "osé" en entreprendre le visionnage. Figurez-vous que c'est la lecture récente de votre blog qui m'a revigoré ces derniers jours, de sorte que je me suis enfin lancé : Pickpocket de Bresson, puis Le Sacrifice de Tarkovski.
Je dois dire que Pickpocket m'a laissé perplexe. D'autant plus que Bresson avait tout pour me plaire : j'adhère sans réserve à ses conceptions cinématographiques radicales, et je ne suis aucunement gêné par sa prétendue austérité stylistique. Il faut reconnaître le mérite qu'il a de tenter de nous faire "sentir" quelque chose par des moyens purement cinématographiques.
Mais voilà, je n'ai hélas pas "senti" grand chose (je m'en accuse volontiers, le deuxième visionnage sera probablement salutaire). Peut-être est-ce dû à cette réflexion de Michel sur la légitimité de la transgression de la loi pour les âmes supérieures, qui, bien que séduisante, m'a vite semblée philosophiquement dérisoire (j'avoue trouver assez hardie votre comparaison avec la condition de l'artiste).
Restent la photographie impeccable, la bande son soignée, les gros plans sur ces mains voleuses et virtuoses, et la grâce de Jeanne... Ce n'est déjà pas si mal !
En ce qui concerne Tarkovski, c'est le contraire. Le mysticisme qu'il affiche aurait pu me paraître suspect (on connaît les ratages affligeants et agaçants de certains "artistes" dont la spiritualité n'est qu'affectation), mais j'ai été tout simplement ébloui et hypnotisé par ce grand ensorceleur... D'ailleurs, je serais bien en peine de dire plus que cela, et j'aurais honte d'être bavard à propos d'un film qui médite subtilement le verbe et le silence !
En parlant de bavardage, ce premier message est déjà bien long. Je n'ai donc plus qu'à vous saluer et à vous remercier pour ce bel espace dédié au cinématographe. J'aurai certainement l'occasion de commenter vos critiques de films au fur et à mesure des découvertes qu'elles m'auront suggérées (ma prochaine séance : Le Miroir de Tarkovski).
Bonjour Mathieu,
RépondreSupprimerBienvenue sur le blog!
Je partage votre « distance » si j'ose dire avec le film de Bresson, qui reste pour moi l'un de ses plus épurés, où tout passe par l'image et les moyens cinématographiques. C'est l'Amour et la Vie en 1h30, plus précisément la quête de l'amour tout au long d'une vie, les mots et le propos de Michel venant en surplus de ce qui est dit par l'image et le montage. C'est assez difficile de décrire ce long métrage, pour ma part j'y vois la tension de l'existence, représentée par le cheminement de Michel (et dans lequel on peut bien évidemment se reconnaître). Une oeuvre très dense et très compacte, intense pourrait-on dire, dans son utilisation du cinématographe et sa poésie (à la réflexion, c'est un film qui peut être vu de nombreuses et différentes manières, avec l'amour toujours comme sujet central), et en même temps dépouillée à l'extrême.
Contrairement à Tarkovski qui est finalement plus « démonstratif » (c'est bien sûr relatif) que Bresson dans son mysticisme, je crois que l'on peut dire que l'art de Bresson est religieux, mais qu'il s'exprime dans l'« incarnation » du beau. Avec « Stalker » Tarkovski matérialise la foi, nous la fait sentir par les moyens du cinématographe ; dans ses longs métrages Bresson ne semble même pas se poser la question de la foi, il loue la beauté des corps, des mouvements, et c'est là que réside le sacré il me semble chez lui (sans parler de la question de l'éthique, très présente ici)... Ses films sont en fait d'une incroyable sensualité! Mais il faut beaucoup de temps pour apprécier son cinéma, et contrairement à ce que l'on pourrait penser, ne pas tenter de le découvrir avec « Pickpocket » si je prends mon exemple (je ne sais pas si c'est votre cas), mais plutôt par « Un Condamné à mort s'est échappé » (entre autres). C'est un cinéaste très exigeant, mais une fois que l'on sait l'apprécier, les autres paraissent bien ternes...
Voilà, je ne sais pas si j'ai été très clair, mais tout ceci pour vous dire que je suis sensiblement du même avis que vous (si je vous ai bien compris)!
Effectivement, c'était mon premier Bresson... Je prends donc note de votre conseil, et je tâcherai de regarder Un condamné à mort s'est échappé avant d'envisager un second visionnage de Pickpocket.
RépondreSupprimerJ'étais probablement peu préparé à apprécier toute la profondeur de son cinématographe, corrompu que je suis par la sensiblerie et l'outrance de la majorité de la production actuelle.
Votre remarque ("une fois que l'on sait l'apprécier, les autres paraissent bien ternes...") me fait penser à un autre géant du style, Céline, dont la grande bataille était de "rendre les autres illisibles". En somme, il ne me reste plus qu'à voir si Bresson rend les autres inregardables !
P.S. Je serais curieux de savoir ce que vous entendez par ce "véritables" entre guillemets à propos des "chansons françaises" de Debussy et Ravel. Il me semble subodorer quelques griefs contre la chanson estampillée "française" ou "à texte", dont la pauvreté, poétique ou musicale, est fréquente (ou me trompé-je sur votre sous-entendu ?). Si d'aventure vous vouliez vous aventurer en dehors du cinéma et aborder ce sujet, je vous lirais avec plaisir.
En fait, l'économie de Bresson est si subtile que l'on ne peut que déceler des lourdeurs chez l'immense majorité de ses confrères... En revanche je ne sais pas si l'on peut le comparer ainsi à Céline, que je n'ai d'ailleurs jamais lu : lacune à combler! Pour revenir à Bresson, des films tels que « Le Diable probablement », « Mouchette » ou « Lancelot du Lac » ont grandement contribué à me le faire apprécier. « Au Hasard Balthazar » est considéré comme l'un des sommets de sa filmographie, mais il m'a moins touché que ces derniers.
RépondreSupprimerSinon pour ce qui est de Debussy et Ravel vous subodorez bien :-). Je regrette en effet que l'on ait oublié leur nom et celui de Fauré... Quant à aborder réellement la musique, c'est une idée dont je prends note, je commence à avoir fait le tour du septième art, ou du moins à tourner en rond, et il ne me déplairait pas de changer d'air... A ce titre, si vous avez quelque suggestion à me soumettre n'hésitez pas (vous pouvez nous envoyer un mail à artetpoiesis@gmail.com)! A propos d'un répertoire, de la forme des articles qu'il vous plairait de lire, des choses que souhaiteriez voir abordées, etc...
Bonne soirée!