Quel film déconcertant et
décoiffant! «Haut les mains» est une sorte de cri de révolte totalement
désespéré, d’une liberté folle (liberté de fond et de forme). C’est
certainement cette liberté impertinente, presque insolente, qui poussa les
autorités polonaises à censurer le film pendant près de 15 ans. En 1981, lors
de la sortie officielle du film, Skolimowski y rajouta un prologue de 25
minutes, en guise de réponse à la censure qu’avaient subi l’œuvre et son
auteur. C’est de cette version du film dont je vais parler ici, tant ce
prologue constitue un petit morceau de cinéma d’une richesse exceptionnelle,
qui donne encore plus d’éclat au film original, déjà stupéfiant. Commençons
donc par cet extraordinaire prologue, qui peut à lui seul justifier le
visionnage du film. Sur le très approprié «Kosmogonia» de Penderecki,
Skolimowski monte des images sans lien apparent entre elles et dont
l’enchaînement semble fonctionner selon une logique poétique proche de
l’association d’idées. Il s’en dégage une impression incroyablement
saisissante, d’une grande noirceur, et qui traduit l’inquiétude terrible du
cinéaste sur la situation de son pays, la Pologne, dont il annonce très
clairement, par des inserts d’image de la ville de Beyrouth détruite par la
guerre, la destruction à venir. Mais la manière même dont le cinéaste conjugue
des images empruntées à différents lieux et différentes époques permet à cette
impression de s’élargir et d’accéder à l’universel. Et c’est alors à une
variation sur l’apocalypse que finit par conduire cet hallucinant morceau de
pur cinéma, d’une stupéfiante modernité cinématographique. Puis l’image passe
de la couleur au noir et blanc, et nous voilà ramenés dans le film original de
1967. Le scénario du film est un prétexte et une parabole : un groupe
d’amis, étudiants en médecine, se rend on ne sait trop où à bord d’un train de
marchandises. Ce trajet, qui semble clandestin, est entrecoupé de flashbacks
sur leur vie d’étudiants à l’époque stalinienne. «Haut les mains» apparaît
comme une charge politique sévère contre cette société de consommation qui
émerge en Europe et qui ne fait que prendre la suite de la dictature
stalinienne. L’une suit l’autre, semble nous dire Skolimowski qui nous montre
qu’il n’y a pas d’évolution, pas d’émancipation, pas de libération dans ce
nouveau monde qui se met en place. Le train dans lequel sont montés les
personnages revient, à la fin du film, à son point de départ : nous
tournons en rond, "emplâtrés" littéralement dans le marasme d’une société vidée
de sens, liberticide, sans hauteur d’âme, sans profondeur spirituelle et sans
valeurs morales… En plaçant son film hors contexte, le cinéaste ne se
contente pas seulement d’attaquer le stalinisme des mentalités et des esprits,
encore bien présent dans les années 60, comme l’ont rapporté les critiques à la
sortie du film. Skolimowski anticipe sur l’avenir de la société et du monde,
place son propos sur une échelle intemporelle qui lui donne une nuance
profondément désabusée. Si l’humour est bien présent dans le film, qui est même
construit comme une succession de gags absurdes, c’est plutôt à une clownerie
désenchantée que ressemble au final «Haut les mains». Formellement, le film se
présente dans un superbe noir et blanc et fait preuve d’une certaine audace
formelle (la surexposition "sale" des flashbacks, avec ces blancs brûlés) mais surtout narrative (Skolimowski atteint ici l'apogée de la radicalité cinématographique vers laquelle semblaient tendre ses premiers films). Il
se dégage de ce film une énergie folle et totalement débridée, qui peut parfois
aboutir à une certaine confusion. Le film est parfois à deux doigts de basculer
dans un délire difficile à suivre, et l’opacité apparente de l’ensemble pourra
rebuter certains spectateurs. Ce serait se priver d’un grand film… A réserver
donc pour les moments de plus grande disponibilité.
[3/4]