lundi 14 février 2011

« Journées d’éclipse » (Dni zatmeniya) de Alexandre Sokourov (1988)

Une vaste évocation poétique, aux innombrables et inépuisables niveaux de lecture, portée par un travail sur l’image et le son proprement hallucinant. « Journées d’éclipse » (ou « Le jour de l’éclipse », selon les traductions) est un film-monde. La critique pourrait s’arrêter là, en abdiquant face à cette tâche insensée : tenter de retranscrire et de faire entrevoir au lecteur ce qui ne peut être perceptible que par les seules voies de cet au-delà du sens qu’est la poésie. Toutefois, sans rentrer dans le détail d’une analyse du film (travail à faire un jour, mais impossible après une seule vision – à quand une édition DVD ?!?), je peux sans risque avancer quelques remarques générales sur cette œuvre. Libre adaptation d’une nouvelle des frères Strougatski, les maîtres de la science-fiction russe, « Journées d’éclipse » ne peut cependant pas être qualifié de film de science-fiction. La toute dernière séquence peut éventuellement, si cela lui plaît, orienter le spectateur vers une relecture fantastique du film : dans un plan sensationnel (qui n’est pas sans rappeler l’ultime plan de « Solaris »), Sokourov fait disparaître le lieu du drame, ce village turkmène emboîté dans la montagne. N’était-ce finalement qu’un mirage? Il s’agirait alors peut-être de reconsidérer le niveau de réalité de ce que nous venons de voir, et de décrypter dans un impossible travail d’interprétation (impossible en terme d’objectivité, car cette interprétation ne peut être que personnelle), la signification des différentes apparitions de l’étrange qui parsèment le film : une discussion avec un mort, un corps se mouvant tel un animal, d’étranges créatures que l’on conserve dans de la gelée, etc… Il faudrait aussi considérer ces nombreuses allusions à l’effondrement du communisme dans les républiques soviétiques, à la peur de la répression, à cette atmosphère inquiétante de violence sourde et de menaces diffuses. On parviendrait certainement à construire quelque chose d’approximativement cohérent. Mais là n’est pas l’essence du film. La plupart des commentateurs y ont vu une métaphore sur l’impossible liberté et l’annihilation de toute créativité dans le cadre d’un système totalitaire. Cette lecture est à mon sens réductrice et ne s’appuie que sur quelques unes des évocations que provoque la vision du film. «Journées d’éclipse» est une œuvre qui se vit et se ressent plus qu’elle ne s’intellectualise, une œuvre dans laquelle il faut se perdre, lâcher prise, se laisser emporter par les impressions poétiques fulgurantes qui envahissent chaque plan. Visuellement, le spectacle proposé est un éblouissement esthétique de chaque instant, Sokourov réalisant un travail proprement insensé sur la lumière et la couleur. Le traitement de la couleur rappelle ainsi le « Element of crime » de Von Trier, réalisé 4 ans auparavant, mais la comparaison s’arrête là, l’apocalypse sokourovienne ayant une densité et une profondeur du sens absentes du film danois. On est également surpris, lorsqu’on connaît Sokourov, par la nervosité de la caméra, vive et mobile, qui empêche au film de succomber dans la léthargie contemplative, et maintient une réelle tension dramatique. La richesse du travail sonore, avec une utilisation très pertinente du son et des voix hors champ, laisse pantois… Vous l’aurez compris, « Journées d’éclipse » est un chef d’œuvre, probablement le plus grand film que le cinéma russe nous ait offert depuis la disparition de Tarkovski.

[4/4]

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