mardi 7 juin 2011

« Les chasseurs » (I Kynighi) de Theo Angelopoulos (1977)

«Les chasseurs» est le troisième volet de la trilogie d’Angelopoulos consacrée à l’histoire de la Grèce contemporaine. Après avoir traité des années 1939 à 1952 dans «Le voyage des comédiens», le cinéaste balaie ici les années 1949 à 1977, date de la réalisation du film. «Les chasseurs» marque un changement de ton par rapport aux 2 films précédents : l’ironie dénote une certaine aigreur du cinéaste, la critique est plus virulente, s’apparentant presque à une condamnation. Là où «Le voyage des comédiens» avait une portée universelle et où Angelopoulos se gardait d’afficher ses idées politiques dans le contenu du film (la forme les trahissait néanmoins), «Les chasseurs» se présente comme le film le plus politisé du cinéaste qui assène une charge sévère contre la bourgeoisie grecque de droite, accusée de toutes les atrocités, de tous les actes de lâcheté, de collaboration, de trahison et de mensonge des 40 années précédant la réalisation du film. Même si cela est vrai historiquement (je ne suis pas suffisamment au fait de l’histoire grecque pour comprendre toutes les allusions du cinéaste), ce changement de ton ne sera pas du goût de tous, et le côté parfois caricatural de certains personnages ne manquera pas d’en agacer quelques uns... Angelopoulos accuse la classe dirigeante de nier et d’oublier la réalité historique de son pays, réalité historique qui reste bien souvent la seule consolation des perdants. D’où ce ton amer, révélateur d’un profond pessimisme: Angelopoulos semble ici faire son deuil de la révolution. L’argument est simple et repose sur une allégorie : en 1977, au cours d’une partie de chasse, un groupe d’amis de la haute bourgeoisie grecque découvre dans la neige le corps d’un maquisard de l’Armée révolutionnaire de Libération. Le problème est que le sang du cadavre est frais alors que les derniers maquisards ont été balayés pendant la guerre civile de 1949. Cela fera dire à l’un de ces hommes : «Le fait qu’il soit là est une erreur historique». La construction allégorique du film ainsi que cette bourgeoisie prise comme cible par le cinéaste rappellent immanquablement «L’ange exterminateur» de Buñuel. Ici, le cadavre illustre la mauvaise conscience de toute cette classe dirigeante, ses regrets, son sentiment de culpabilité. Ce fantôme de la révolution vient les tourmenter, les effrayer, les obligeant à une certaine prise de conscience (prise de conscience qui s’avèrera inutile et sans conséquence dans la terrible séquence finale). On assiste alors une sorte de procès symbolique en huis clos. Les personnages assis autour du cadavre relatent chacun à leur tour un épisode de leur vie, épisode révélateur de leur responsabilité dans les évènements politiques passés. Les acteurs devenant acteurs de l’Histoire par distanciation brechtienne, ce sont plus généralement les épisodes marquants de la vie politique intérieure de la Grèce qui sont ainsi retranscrits. Comme dans «Le voyage des comédiens», Angelopoulos utilise magistralement le plan-séquence pour naviguer entre présent et passé au sein d’un même travelling. Il pousse ici la logique encore plus loin, laissant le temps au passé de se reconstituer sous nos yeux, les acteurs participant même au changement de décors. Si l’on peut débattre du point de vue choisi par Angelopoulos, il paraît difficile d’émettre des réserves quant au travail extraordinaire que le cinéaste réalise au niveau de la mise en scène, d’une inventivité exceptionnelle. «Les chasseurs» s’affirme de plus comme un film magnifique, Arvanitis réalisant un superbe travail photographique. Un grand film qui met un terme à une trilogie dont on ne peut que louer l’intelligence et la beauté.

[4/4]

3 commentaires:

  1. Une deuxième vision fait basculer le film dans la catégorie au-dessus.
    Plus j'avance dans la découverte de l'oeuvre d'Angelopoulos, plus je suis admiratif de la cohérence et de la richesse de l'oeuvre (je parlerai bientôt d'"Alexandre le grand", autre monument).
    Mais comment se fait-il que ce cinéaste soit oublié et qu'aucune sortie en salles ne soit prévue pour son dernier film, "The dust of time"?

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  2. Je t'avoue que je ne connais ce réalisateur que de nom, il me tarde de le découvrir vu l'admiration que tu lui portes! Malheureusement à ma médiathèque ne se trouvent que « L'Eternité et un jour » et « Le Regard d'Ulysse »... Je ne sais pas s'ils comptent parmi ses meilleurs films, mais ce sera toujours un bon début.

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  3. Je connaissais "L'éternité et un jour" et "Le regard d'Ulysse". Et après les avoir vus je n'étais pas enthousiasmé outre mesure: "L'éternité et un jour" est un film très bien filmé mais juste "charmant", "Le regard d'Ulysse" souffre d'une certaine lourdeur (mais je vais revoir ces films et j'en parlerai plus en détail, je procède chronologiquement).

    Rien à voir en tout cas avec la richesse et la beauté de la première partie de sa filmographie qu'il faut vraiment redécouvrir. On a à faire à un cinéma peut-être un peu plus cérébral (et très poétique en même temps) mais Angelopoulos s'y affirme comme un immense metteur en scène ("Les chasseurs" est à ce titre exceptionnel). Il y a aussi une cohérence dans la progression de l'oeuvre tout à fait exemplaire qui impose (au moins pour les 5 premiers films) une vision chronologique. Dans ces 5 films, l'Histoire est au premier plan et les acteurs sont dépersonnifiés (que des plans de groupe, jamais un visage n'est filmé de près). C'est un cinéma allégorique, très inspiré par Brecht, qui paraîtra sûrement lourd à beaucoup, mais d'une immense richesse.

    J'ai en tout cas très envie de tout voir ou revoir et je ne manquerai pas d'en parler ici.

    En tout état de cause, je le considère désormais comme l'un des très grands cinéastes européens de la seconde moitié du 20ème siècle.

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